Le saké du Japon, une passerelle entre les dieux et les hommes

Au Japon, le terme « saké 酒 » , ou, dans une forme plus respectueuse, « o-saké », littéralement « boisson alcoolisée », était initialement employé pour désigner l’alcool de riz japonais. Avec l’émergence de diverses autres boissons alcoolisées, ce mot a pris un sens plus large, devenant générique pour désigner toute boisson alcoolisée, qu’elle soit issue du riz, du raisin ou d’autres ingrédients.

Afin de distinguer clairement le saké japonais des autres types d’alcools et éviter toute confusion, le terme « nihonshu 日本酒 », signifiant littéralement « alcool du Japon », est désormais utilisé pour désigner spécifiquement l’alcool de riz traditionnel du Japon.


Les boissons fermentées à l’époque Jômon

Les premières traces de saké au Japon, au sens générique du terme, remonteraient entre -4 500 à -2 000 ans avant notre ère, pendant la période Jômon 縄文時代, qui couvre approximativement les années 13 000 à 400 av. J.-C.

Des fouilles archéologiques sur le site des ruines d’Idojiri 井戸尻遺跡, dans la préfecture de Nagano 長野県, ainsi que sur le site archéologique Sannai Maruyama 三内丸山遺跡, dans la préfecture d’Aomori 青森県, ont mis à jour des poteries de l’époque Jômon avec des noyaux de fruits et des pépins de raisin collés avec la peau du fruit à l’intérieur, laissant soupçonner que les poteries ainsi découvertes étaient des vases de fermentation.
(Photo ci-contre de poterie à bords perforés avec dessin mi-homme mi-grenouille, exposée au Musée archéologique d’idojiri).

Par la suite, une fosse de brassage et de nombreux récipients en terre cuite semblables à des récipients à saké ont été découverts au même endroit, au milieu d’offrandes, confortant l’hypothèse selon laquelle le peuple jômon avait déjà une culture de fabrication et de consommation de boisson alcoolisée à partir de fruits locaux, entre -4 500 et -2 000 avant notre ère.


Le saké dans la littérature ancienne : une tradition millénaire

La première mention de la consommation de saké au Japon figure dans les Chroniques des Trois Royaumes  三國志, un ouvrage chinois du IIIe siècle de notre ère sur l’histoire de la Chine, où il est précisé que les habitants du pays des Wa 倭国/和国, Wakoku (ancienne appellation du Japon), appréciaient une boisson alcoolisée et avaient pour coutume de chanter, danser et boire pendant les cérémonies funéraires. Cette période correspond au Japon à la période Kofun 古墳時代 (250-538).

Empereur Ôjin 応神天皇 © Asahi Town Museum of History

La première mention du saké dans la littérature japonaise apparaît dans le Kojiki 古事記, ou Chronique des faits anciens (712 de notre ère), où il est rapporté que l’empereur Ôjin 応神天皇 reçoit un artisan spécialisé dans le brassage du saké, nommé Susukori, envoyé par le roi de Baekje, l’un des trois premiers royaumes de la péninsule coréenne Chôsen Hantô (朝鮮半島). Susukori apporte en offrande à l’empereur du Levant une variété sacrée de saké, appelée o-miki 神酒.

Dans le Harima-no-kuni Fudoki 播磨国風土 (texte décrivant la province de Harima) écrit vers l’an 716 de notre ère et désigné Trésor national du Japon en 1965, il est mentionné que « le riz sec était un aliment transportable qui moisissait au contact de l’eau et qu’on pouvait alors en faire du saké qu’on servait dans les banquets ».

Le Nihon shoki 日本書紀, chronique sur les origines du Japon, achevé en 720, évoque également le saké dans un passage où Susanoo no mikoto 素戔嗚命須佐之男命, le dieu des tempêtes de la mythologie japonaise, terrasse le monstre à huit têtes Yamata no orochi 八岐大蛇 en lui faisant boire du saké.

Enfin, le Manyôshû 万葉集, le plus ancien recueil de poèmes japonais compilés à partir de 759, comprend plusieurs références au saké, attestant de sa large diffusion à cette époque.


Le riz, porteur de l’âme des divinités

Le riz est introduit au Japon en provenance du continent vers la fin de la période Jômon, d’abord sur l’île de Kyûshû 九州, avant de se répandre progressivement à travers l’archipel pendant la période Yayoi (environ -400 av JC – 300 apr JC). Il s’impose rapidement comme un aliment de base et sa culture prend de l’ampleur par l’introduction de techniques agricoles avancées, notamment l’irrigation, avec un impact considérable sur les modes de vie, les croyances et les traditions.

Par les aménagements qu’il impose et les structures sociales qu’il engendre, le riz contribue à la mise en valeur et à l’humanisation du territoire. La rizière devient le symbole même de la société, et le riz, la plante sacrée par excellence. Il est perçu comme un réceptacle de l’âme des divinités, chaque grain étant chargé d’une sacralité unique. Le saké, produit à partir du riz, devient un élément sacré de la culture japonaise, une incarnation supplémentaire de l’âme divine.

Livre ancien sur « Mizuhonokuni, le pays du riz abondant, Japon »

Cette évolution de la société à partir du riz s’illustre particulièrement dans l’expression japonaise « ichiryû manbai 一粒万倍 » que l’on pourrait traduire par « une graine, dix mille fois en retour » qui symbolise comment un modeste début de culture du riz se transforme en récolte abondante et durable pour devenir un pilier de la société japonaise.

Gokoku hôjô 五穀豊穣, littéralement « cinq grains, récolte abondante » est également une expression profondément ancrée dans la culture japonaise et fait référence à la richesse des récoltes et à la bénédiction des dieux. Bien qu’issue des temps anciens, elle demeure couramment utilisée de nos jours.

C’est à ce moment que le Japon commence à être désigné sous l’appellation de « Mizuhonokuni 瑞穂の国 » (le pays du riz abondant) en référence à ses terres fertiles et à la place centrale qu’occupe la culture du riz dans la société.

Dans le Nihon shoki, le pays est décrit comme une terre bénie par l’eau et le riz, qui jouent, avec le saké, un rôle fondamental dans la religion shintô 神道 et symbolisent la prospérité nationale.

A cette époque, le saké est obtenu par fermentation spontanée, en utilisant les micro-organismes présents naturellement dans l’air ou sur les ingrédients, ou par la méthode de mastication du riz, à partir de rituels de fermentation impliquant la salive humaine : c’est la méthode du kuchikami no saké 口噛み酒, ou kuchikamizake, issue de rituels religieux shintô. Les grains de riz cuits sont mâchés par des jeunes filles vierges consacrées et recrachés dans un récipient. Les enzymes naturelles contenues dans la salive aident à décomposer l’amidon du riz en sucre, un processus clé pour la fermentation. Le mélange est ensuite laissé fermenter pour produire une boisson alcoolisée, considérée comme une boisson spirituelle.

Cette méthode de production du saké demeure sans doute la plus ancienne.


L’émergence du kôji-kin et son influence sur la culture du saké au Japon

Un champignon microscopique de la famille des ascomycètes, le champignon Aspergillus oryzae, ou kôji-kin 麹菌 en japonais, va révolutionner les méthodes traditionnelles de fabrication du saké.

Semblable aux moisissures de certains fromages, ce champignon a la capacité de transformer l’amidon des céréales en sucre, étape cruciale pour la fermentation.

Kôji-kin jaune (Aspergillus oryzae) qui a développé des spores
Spores d’Aspergillus oryzae grossis 1 500 fois

Le kôji-kin est répandu sur le riz préalablement cuit et refroidi et, une fois que les spores du champignon ont envahi le riz, elles créent un produit fermenté appelé kôji 麹. Ce kôji est ensuite utilisé dans le processus de fermentation pour produire le saké. L’eau ajoutée au kôji permet d’obtenir le moromi もろみ, le moût final, qui subira la deuxième étape de fermentation.

Il est important de distinguer les deux termes :

  • le kôji-kin qui désigne les spores du champignon à l’origine de la fermentation ;
  • le kôji qui fait référence au produit final, le riz fermenté, après que les spores ont agi sur l’amidon du riz.

Cependant, de nos jours, le terme kôji est fréquemment utilisé pour désigner à la fois les spores (kôji-kin) et le riz fermenté, créant ainsi une confusion entre les deux. Cette évolution terminologique est devenue courante, même si, techniquement, les deux concepts restent distincts.

La moisissure kôji-kin, introduite sur l’archipel japonais pendant la période Yayoi depuis le continent asiatique, était initialement cultivée sur des grains de blé. Au fil du temps, les japonais ont fait évoluer les techniques de culture de la moisissure sur des grains de riz, créant ainsi une souche de champignon spécifiquement adaptée à la fermentation du riz. Cette souche a joué un rôle essentiel dans la production du saké mais également pour d’autres produits fermentés comme le miso ou encore le shôyu (sauce de soja) ou le mirin みりん, un saké sucré utilisé comme assaisonnement dans la cuisine japonaise.

La maîtrise de la culture de moisissures de koji-kin d’une pureté supérieure à 99 % semble avoir été acquise pendant la période Muromachi 室町時代 (1333-1573). Des études génomiques récentes ont permis de démontrer que l’Aspergillus oryzae est une variété mutante de champignon développée par les japonais à partir de l’Aspergillus flavus, un champignon toxique à qui l’on a fait perdre son gène producteur de toxines. Grâce à un processus rigoureux de sélection et d’élevage, les japonais sont parvenus à domestiquer l’Aspergillus oryzae, favorisant ainsi le développement d’aliments fermentés uniques au monde.


Le saké, passerelle spirituelle entre les humains et les kami

Depuis les temps anciens, le saké est intimement lié au shintoïsme, la religion originelle du Japon. Considéré comme une boisson sacrée, il est couramment utilisé dans des rituels pour honorer les kami 神 (divinité ou esprit du shintoïsme) et il est souvent perçu comme un moyen de se rapprocher des dieux.

Dans le shintoïsme, la conception sacrée de l’espace revêt une importance particulière, notamment dans des lieux comme les sanctuaires 神社 (jinja) ou des espaces naturels dédiés aux kami. Le saké, aussi appelé « omiki 御神酒 », joue un rôle essentiel dans les rituels de purification ou de sanctification de ces espaces.

Autrefois, dans les sanctuaires shintô, la pratique de la mastication du riz et de la fermentation spontanée était une méthode rituelle, où les prêtres, ou les participants à ces rituels, mâchaient le riz et le laissaient fermenter pour créer une boisson spirituelle destinée à transmettre une énergie divine à travers la salive, renforçant ainsi le caractère sacré du saké.

Cette pratique était liée à la purification et à l’approfondissement des liens avec les kami.

Le saké devient ainsi une passerelle spirituelle entre les humains et les kami. Il est perçu comme une source de purification et de bénédiction des dieux et joue un rôle central dans les rituels. Consommé lors des cérémonies ou offert sur les autels dans les sanctuaires, il permet aux humains de se rapprocher des divinités en partageant la joie dans l’harmonie, avec respect et gratitude. C’est le shinjinwaraku 神人和楽 : shin signifiant divinité ou kami, jin faisant référence à l’être humain, wa à l’harmonie et raku au plaisir, à la joie, toujours dans le respect et la gratitude envers les divinités, deux notions fondamentales de la culture japonaise.

Le saké occupe également une place centrale dans de nombreuses célébrations, notamment le mariage traditionnel shintô ou shinzen kekkon 神前結婚 (mariage devant les divinités). Au cours de la cérémonie, appelée shinzen shiki 神前式 (cérémonie devant les divinités), le rituel sacré du saké omiki 御神酒, connu sous le nom de san san kudo 三三九度 (trois, trois, neuf fois) constitue l’un des moments phares et symboliques marquant l’engagement du couple. Ce rituel s’est développé dans les règles de cour des samouraïs de l’époque Muromachi (1333-1573) et s’inscrit dans ce qui est appelé la « cérémonie des trois coupes 三献の儀 » (san kon no gi).

Sakazuki (盃), les trois coupelles superposées l’une sur l’autre, destinées à recevoir le saké omiki 御神酒 lors de la cérémonie des trois coupes 三献の儀 » (san kon no gi)

Lors de ce rituel, le couple échange le saké omiki 御神酒 en le buvant à tour de rôle et dans un ordre précis, à partir d’un ensemble de trois coupelles (sakazuki 盃) placées devant eux, superposées l’une sur l’autre (petite, moyenne et grande coupelle).

Chaque coupelle porte une signification particulière : la première (petite coupelle) honore les ancêtres et représente le passé, la seconde (moyenne coupelle) symbolise l’engagement du couple à s’unir dans le mariage et représente le présent, la troisième (grande coupelle) marque les remerciements et les prières des nouveaux mariés aux divinités pour leur protection dans le bonheur futur et représente l’avenir.

La fabrication du saké japonais : art, tradition et savoir-faire

Le saké, qui constitue la boisson emblématique du Japon, est composé principalement d’eau (environ 80%) et de riz (environ 20%). Sa qualité repose sur trois facteurs essentiels : l’expertise du maître brasseur (tôji 杜氏), la pureté de l’eau utilisée, et la qualité du riz ainsi que son degré de polissage.
Contrairement au riz destiné à la consommation quotidienne, le riz utilisé pour la fabrication du saké est spécialement cultivé pour cet usage. Certaines variétés à grain court sont particulièrement prisées pour produire des sakés haut de gamme. Elles sont recherchées par les brasseurs pour leur capacité à absorber l’eau et se dissoudre facilement, caractéristiques essentielles à la production de saké de qualité. La pureté de l’eau de source est tout aussi fondamentale, tout comme le degré de polissage du riz, qui doit être d’au moins 40%. Plus le riz est poli, plus le saké produit sera raffiné.

Le processus de fabrication commence après le polissage, lorsque le riz est soigneusement lavé, trempé, puis cuit à la vapeur.

La fermentation, qui dure environ un mois, est une étape délicate. Le maître brasseur y ajoute progressivement le kôji-kin, de la levure et de l’acide lactique, initiant la transformation de l’amidon en sucre, puis en alcool.

Une fois filtré et pasteurisé, le saké est embouteillé. Il est alors prêt à être consommé dans l’année suivant sa production, après une courte période de maturation. Le saké, qui contient généralement entre 14% et 18% d’alcool, incarne l’aboutissement d’une tradition artisanale transmise de génération en génération.

Japan Sake Official
Le saké, 23ème élément culturel immatériel du Japon à rejoindre la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO

Le 4 décembre 2024, le saké du Japon a officiellement intégré la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. L’institution, réunie au Paraguay, a plus précisément reconnu les connaissances et savoir-faire traditionnels relatifs à la fabrication du saké à base de kôji au Japon et sa place essentielle dans la culture japonaise.

共同通信 KYODO NEWS – La joie de la délégation japonaise à l’annonce des résultats

Sources : NHK, OpenEdition Books, Japanese sake, MDPI, Discover Japan, KYOTO MUNICIPAL INSTITUTE OF INDUSTRIAL TECHNOLOGY AND CULTURE, Hiroshima sake, UNESCO,