Urushi-nuri 漆塗り, les laques du Japon

Le 1er janvier 2024, à 16 heures 10, un puissant séisme de magnitude 7,6 frappe la péninsule de Noto 能登半島 (Noto hantô) qui s’avance dans la mer du Japon, sur la côte ouest de l’île principale Honshu 本州, au centre de l’archipel.

Un mois plus tard, le bilan s’élève à 238 morts, 19 disparus et plus de 1 287 blessés avec environ 19 000 bâtiments endommagés dont plusieurs centaines complètement détruits, provoquant une catastrophe régionale majeure.

La ville de Wajima 輪島市, préfecture d’Ishikawa 石川県, célèbre pour son industrie traditionnelle de la laque dont les origines remontent à la période Muromachi 室町時代 (1333–1573), est parmi les plus touchées. Les ateliers et magasins de laque répartis dans divers endroits de la ville ont subi des dommages importants. Au musée d’art de la laque Wajima de la préfecture d’Ishikawa, une partie du bâtiment a été détruite.

Pour autant, le grand globe en laque d’environ 1 mètre de diamètre qui y était exposé est resté indemne.

« Earth at Night », le grand globe terrestre en laque de Wajima

La laque Wajima-nuri 輪島塗, célèbre pour la finesse des décorations de ses shikki 漆器 (objet enduit de laque), a une caractéristique particulière : son revêtement de base extrêmement résistant est obtenu par l’application de plusieurs couches de laque mélangée à de la terre de diatomée en poudre (ji-no-ko 地の粉) que l’on ne trouve qu’à Wajima.

C’est la seule laque du pays a avoir été désignée comme bien culturel immatériel important par le gouvernement japonais, en 1977.

L’Association pour la Préservation des Techniques de la Laque de Wajima, reconnue d’utilité publique la même année 1977, s’est jointe à la création, par 37 de ses experts issus de huit univers artisanaux différents, d’une œuvre unique entamée en 2016 et achevée en 2022. L’objectif étant de diffuser, par cette réalisation, l’essence de la laque de Wajima à travers ses méthodes traditionnelles locales les plus pures.

« Earth at Night », Musée d’art de la laque de Wajima

Cette œuvre exceptionnelle, baptisée « Earth at Night » (La Terre de Nuit) est une représentation nocturne du globe terrestre flottant dans l’espace, illuminé par les lumières des villes. Le noir profond de la nuit est reproduit avec les techniques de la laque de Wajima et les lumières des villes illuminant le globe par l’alliance de techniques spécifiques de fixation de paillettes dorées. Quatre panneaux en laque représentant les impressions nocturnes de quatre des plus grandes villes du monde accompagnent le globe.

« Malgré les circonstances difficiles, j’ai été vraiment heureux d’apprendre que cette œuvre, représentative des techniques de la laque de Wajima, est restée indemne. Je voudrais que cela devienne un symbole de reconstruction », a déclaré le directeur du musée et président de l’association, M. Kunihiro KOMORI 小森邦博.

Origine de la laque, urushi

Urushi 漆, la laque en japonais, est une substance résineuse issue de la sève de divers arbustes de la famille des Anacardiacées, dont l’arbre à laque ou vernis du Japon (Toxicodendron vernicifluum).

Shikki 漆器 , le laque en japonais, mot employé au masculin, désigne l’objet enduit de laque, principalement les services de table japonais, etc.

Urushi-nuri 漆塗り désigne à la fois l’étape consistant à recouvrir un objet de laque urushi, mais également l’objet lui-même une fois recouvert de laque.

Emblème de la culture asiatique, l’histoire des objets en laque remonte à l’Antiquité. En Chine, leurs premières découvertes datent de plus de 7 000 ans. Au Japon, des tissus enduits de laque datant de 9 000 ans ont été découverts en 2001 sur le site préhistorique Jômon de Kakinoshima 垣ノ島, sur l’île d’Hokkaidô 北海道, faisant remonter l’origine de la laque dans ce pays à la naissance de la période Jômon 縄文時代 (environ 13 000 à 400 avant J.-C.).

En 2011, un morceau de bois de sumac, ou arbre à laque, datant d’environ 12 600 ans, est découvert dans la préfecture de Fukui 福井県 et devient le morceau de bois le plus ancien du monde.

Ces éléments tendent à penser que la technologie du laquage a été inventée par les Jômon, rendant fort probable le fait que la pratique de la laque soit née au Japon et se soit développée plus vite que dans les autres pays d’Asie, par transmission de maître à disciple et de père en fils.

Le 27 juillet 2021, 17 Sites préhistoriques Jomon dans le nord du Japon, dont le site de Kakinoshima, sont reconnus d’une valeur exceptionnelle et inscrits sur la Liste du Patrimoine Culturel Mondial de l’UNESCO.

Evolution des laques au fil des siècles

La laque urushi est recueillie par gemmage après avoir procédé à une incision sur l’écorce de l’arbre d’où elle s’écoule pour être récoltée dans un petit récipient parfois noué autour du tronc. Toxique à l’état brut, sa toxicité disparaît en se solidifiant.

Gemmage d’un arbre à laque

Le procédé de récolte de la sève des arbres à laque et la peinture à la laque de structures traditionnelles font partie des dix-sept « savoir-faire, techniques et connaissances traditionnels liés à la conservation et à la transmission de l’architecture en bois au Japon » qui ont été ajoutés à la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco, en décembre 2020.

Utilisée au départ pour servir de colle ou de peinture afin de protéger et renforcer des objets en bois, la laque est devenue au fil des siècles une véritable révolution technologique. Son application en plusieurs couches imperméabilise les objets et les préserve des parasites. Son durcissement, une fois sec, protège de la chaleur et des bactéries, améliorant le niveau d’hygiène de la population par une meilleure conservation des aliments.

Ce savoir-faire a été préservé depuis les temps anciens avec notamment la laque de Jôbôji 浄法寺, Jôbôji-nuri, de la préfecture d’Iwate 岩手県. La laque de Jôbôji compte pour 70 % dans la production nationale de laque. En raison de sa haute qualité, elle a été utilisée dans les travaux de restauration du pavillon doré, le Konjikidô 金色堂 du temple Chuson-ji 中尊寺 ainsi que du temple Kinkaku-ji 金閣寺 de Kyôto 京都市. Une particularité de cette laque est son aspect mat d’origine dont la brillance s’accentue progressivement au fil des ans.

Avec Wajima (préfecture d’Ishikawa) et Jôbôji (préfecture d’Iwate), Echizen 越前 (préfecture de Fukui 福井県), Aizu 会津 (préfecture de Fukushima 福島県), jusqu’aux îles Ryûkyû 琉球諸島 à Okinawa 沖縄諸島, une dizaine de laques se propagent dans tout l’archipel.

La technique de la laque, utilisée comme vernis par application de couches successives selon un processus qui peut durer plusieurs mois, est devenue un art à part entière aux spécificités régionales diverses.

De la réalisation ou la restauration de monuments ou d’objets à caractère religieux en passant par la fabrication d’accessoires de table ou d’armures de samouraï, la confection d’objets en laque s’est rapidement orientée vers un marché du luxe réservé à une certaine élite.

On pouvait observer les mariées apporter pour leurs noces un ensemble complexe d’ameublement reflétant le pouvoir et le prestige de la famille.

Trousseau de mariée, période Edo

Avec l’incrustation de nacre et le saupoudrage d’or et d’argent sur les laques, se constitue un mobilier de luxe, de plus en plus imposant, dont la réputation d’excellence et de raffinement finit par dépasser les frontières de l’archipel.

Les laques du Japon, destination l’Europe

Au XVIe siècle, l’Occident prend connaissance de l’existence du Japon avec les récits de Marco Polo.

Pendant l’ère Edo 江戸時代, le shogunat des Tokugawa 徳川 prônant la fermeture du pays, seuls les marchands hollandais, qui se gardent de tout prosélytisme, parviennent à garder un comptoir à Nagasaki 長崎市, sur l’île artificielle de Dejima 出島 où ils sont rigoureusement confinés. Dejima, achevée en 1636, devient, jusqu’à l’ouverture des ports en 1859, le seul point d’échanges entre le Japon et l’occident, les Hollandais conservant un avantage commercial conséquent sur les autres puissances maritimes et marchandes jusqu’au milieu du XIXe siècle.

C’est dans ce contexte que le cardinal Jules Mazarin (1602-1661), diplomate et homme politique français d’origine italienne, d’abord au service de la papauté, puis des rois de France Louis XIII et Louis XIV, envoie en 1658 son ambassadeur à Amsterdam pour l’acquisition d’un coffre en laque rapporté du Japon quinze ans auparavant dans les cales d’un bateau de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.

Les coffres de Mazarin

Cardinal Jules Mazarin – Robert Nanteuil

Ce sont en fait quatre coffres qui quittent le Japon en 1643 à destination de l’Europe, sur la commande du cardinal Mazarin, l’un des hommes les plus fortunés du XVIIe siècle, alors premier ministre et parrain du roi de France Louis XIV (1638-1715) et grand collectionneur d’art de surcroît.

Quatre coffres de très grande qualité, remarquablement confectionnés d’un travail de laque combinant les techniques d’incrustation d’or, d’argent et de nacre.

Les laques d’exportation japonaises, bien que distinctes des produits nationaux, comptaient un petit groupe d’objets d’une qualité exceptionnellement élevée, parmi lesquels ces quatre coffres absolument uniques au monde.

Décorés de scènes du Dit du Genji 源氏物語 (Genji monogatari), une œuvre majeure de la littérature japonaise, et du Soga Monogatari 曽我物語, grand conte de guerre du Japon, ces coffres sont considérés comme étant les plus beaux meubles du monde.

De dimensions particulièrement imposantes, celui acquis par Mazarin à Amsterdam est le plus grand des quatre : 144,5 cm de long sur 63,5 cm de haut et 73 cm de profondeur.

Après la mort du cardinal, le coffre finit par être vendu en Angleterre où il disparaît lors de la deuxième guerre mondiale pour réapparaître en France, début 2013, dans une famille du Val de Loire.

Le « coffre de Mazarin » est alors acheté, le 9 juin 2013, par le Rijksmuseum d’Amsterdam, lors d’une vente aux enchères, pour la somme de 7.311.000 €.

Parmi les trois autres coffres qui ont quitté le Japon en 1643, l’un trône au Victoria and Albert Museum de Londres, un autre au Musée historique d’État de Moscou et le dernier aurait été découpé pour former deux armoires de travail Boulle dont l’une serait également au Victoria and Albert Museum.


« Coffre Mazarin » du Victoria and Albert Museum de Londres

« Coffre Mazarin » du Victoria and Albert Museum de Londres

Les laques de Marie-Antoinette

A partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, les laques du Japon bénéficient d’une popularité grandissante en Europe.

L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) se constitue toute une collection d’objets en laque prestigieux qui sera léguée à sa fille, la reine de France Marie-Antoinette (1755-1793) épouse du roi Louis XVI (1754-1793), à la mort de sa mère.

Ces objets rares et précieux, à l’esthétique raffinée, qui constituent la Collection Marie-Antoinette sont devenus propriété de l’État français en 1794 et sont de nos jours conservés entre le Musée du Louvre, le Château de Versailles et le Musée Guimet.

Avec l’ouverture des ports du Japon en 1859, le commerce des laques augmente jusqu’à devenir le principal article d’exportation de l’archipel, suscitant l’admiration à l’exposition de Paris en 1867.

Sources : NHK