La céramique japonaise, en même temps que les techniques traditionnelles de laquage japonais, remonte à l’époque Jômon 縄文時代, qui couvre la période allant approximativement de 13 000 à 400 avant notre ère.
Sa production se fait sans discontinuer à travers les âges et prend une tournure particulière avec l’émergence de l’art du thé au XVe siècle.
A cette époque, les chawan 茶碗, ou bols à thé, utilisés pour la préparation et la dégustation du thé, prennent une importance grandissante, notamment avec le développement du mouvement culturel Higashiyama bunka 東山文化 « la culture des montagnes de l’Est » en référence aux collines de l’Est de la ville de Kyôto 京都市.
Kyôto est alors la capitale du Japon et c’est sur ces collines que se trouve érigée la résidence de ASHIKAGA Yoshimasa 足利 義政 (1435-1490), huitième shôgun de l’ère Muromachi 室町時代 (1336–1573).
Cette résidence, dite « des collines de l’Est », construite en 1482 pour servir de paisible endroit de retraite au shôgun, deviendra par la suite le « Pavillon d’argent Ginkaku-ji 銀閣寺 » par contraste avec le « Pavillon d’or Kinkakuji 金閣寺 » et bien que jamais recouverte de la fine couche d’argent prévue à l’origine.
C’est de cette résidence que ASHIKAGA Yoshimasa va insuffler un vent nouveau à la culture traditionnelle du pays, privilégiant un style subjectif et abstrait dans le dépouillement et la sobriété : la cérémonie du thé, cha no yu 茶の湯 (également connue sous la dénomination de voie du thé, sadô), la voie des fleurs 華道 kadô, le théâtre nô 能, le sumi-e 墨絵, ou peinture à l’encre noire, se développent en lien avec le mouvement culturel Higashiyama bunka, sous l’influence du bouddhisme zen dans une autre ouverture vers le spirituel.
Une révolution esthétique s’opère ainsi avec l’émergence de nouvelles valeurs et la montée du concept japonais du wabi-sabi 侘寂.
Origine du kintsugi 金継ぎ
Dans ce contexte, les ustensiles en céramiques utilisées lors du cha no yu sont devenus des objets précieux que toutes les classes de la société ne peuvent s’offrir.
Parmi ses porcelaines, le shôgun ASHIKAGA Yoshimasa dispose d’un bol de céladon, offert 200 ans plus tôt par un prêtre zen busshô 佛性 à TAIRA no Shigemori 平重盛 (1138-1179), un guerrier du clan TAIRA de la fin de l’ère Heian (794–1185).
La porcelaine de céladon est un type de céramique de couleur bleu-vert très pâle originaire de la ville de Longquan, dans la province chinoise de Zhejian, fabriqué selon une technique de cuisson traditionnelle lui conférant un glaçage particulier très recherché.
Cette technique de cuisson traditionnelle du céladon, dite Longquan, est inscrite en 2009 sur la Liste représentative du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO.
Selon le « Bakôhansaouki 馬蝗絆茶甌記 », ouvrage écrit en 1727 par ITÔ Tôgai 伊藤東涯 (1670-1736), un érudit confucianiste de l’ère Edo 江戸時代 (1603-1868), le bol offert à TAIRA no Shigemori a été fabriqué en 1175 dans un four de Longquan pendant l’ère des SONG du Sud 南宋朝 (1127-1279).
Deux cents ans plus tard, le bol devient la propriété du shôgun ASHIKAGA Yoshimasa et, pendant son utilisation, Yoshimasa constate une fissure au fond du bol.
Il décide de l’envoyer en Chine pour être échangé contre un autre bol de la même qualité, mais les porcelaines de céladon de ce niveau d’excellence n’étaient plus disponibles dans la Chine de la dynastie Ming de l’époque. Le bol fut donc renvoyé au shogun avec les parties fissurées maintenues ensemble au moyen d’épaisses agrafes métalliques, selon la technique du kasugaidome 鎹止 (fixation au moyen de clous à double pointes ou agrafes).
L’agrafe métallique utilisée donnant à l’ensemble l’aspect d’une sauterelle atterrissant sur le dos d’un cheval, selon la tradition culturelle japonaise du mitate no bunka 見立の文化, il fût attribué au bol le nom de « bakôhan » 馬蝗絆 ばこうはん, (littéralement : lien 絆 – sauterelle 蝗 – cheval 馬).
Le bol est de nos jours exposé au Muséum national de Tokyo 東京国立博物館 en tant que bien culturel important 重要文化財.
Dans la culture japonaise traditionnelle, le mitate no bunka 見立の文化 consiste à nommer un élément en fonction de son apparence visuelle et du sentiment qu’il inspire, en communion avec le fûryû 風流 ou « flux du vent », concept englobant le sens d’élégance et de raffinement. C’est par cet esprit de l’esthétique japonaise qu’il fût attribué au bol le nom de « bakôhan » 馬蝗絆 ばこうはん.
A la réception du bol de céladon assorti de ses agrafes, Yoshimasa réunit ses artisans et les charge de trouver une technique de réparation plus esthétique, emprunte à la fois de simplicité, élégance et sensibilité.
Ces derniers vont alors se baser sur les techniques de la laque urushi, déjà utilisée au Japon pour servir de colle depuis l’époque Jômon, en les combinant aux techniques du maki-e 蒔絵 consistant à parsemer la surface laquée de poudre d’or ou d’argent.
Les morceaux cassés sont collés avec la laque urushi et les fissures apparentes recouvertes de poudre d’or : c’est la naissance du kintsukuroi 金繕い réparation en or appelé aussi kintsugi 金継ぎ jointure en or.
Kintsugi 金継ぎ et résilience
Au fil des siècles, le kintsugi va se développer jusqu’à devenir une référence dans la réparation de céramiques.
La pâte, fabriquée à partir de laque urushi, est appliquée délicatement sur les bords des morceaux à joindre. L’ensemble est séché, poncé des deux côtés, intérieur et extérieur, à plusieurs reprises jusqu’à obtention d’une surface parfaitement lisse. Une nouvelle couche de laque est appliquée sur les fissures qui sont ensuite saupoudrées d’or ou d’argent (il s’agit alors de gintsugi 銀継ぎ, jointure d’argent). A la fin, l’ensemble est de nouveau méticuleusement poli avec beaucoup de délicatesse et de patience.
Chaque élément demande des semaines, voire des mois de concentration pour parfaire la réparation. L’objet cassé n’est plus destiné à être jeté. Il est pris en considération dans son histoire et continuera à être utilisé pour une nouvelle vie.
Avec les fissures laissées volontairement apparentes, le kintsugi sublime l’objet en mettant en valeur ses imperfections.
Ce processus long et minutieux finit par être assimilé par beaucoup à la « réparation » des blessures de la vie courante et des cicatrices parfois profondes générées chez l’individu au fil du temps : en réparant un objet cassé, on se répare soi-même…
Comment j’ai vécu… Comment je vis…
La philosophie du kintsugi se dévoile et se développe, basée sur l’esthétique japonaise du wabi-sabi 侘寂 qui se reflète dans l’univers de la cérémonie du thé.
Le wabi 侘 réside dans la beauté des choses simples et naturelles et le sabi 寂 dans la beauté sobre et paisible qui émane de l’intérieur des objets vieillis.
Avec la simplicité et la sobriété, cette esthétique célèbre la beauté de l’imperfection et de l’impermanence.
En reconstituant un objet cassé, en réparant ses fissures et en les sublimant, avec délicatesse, patience et concentration, le kintsugi apprend, au fil de la reconstitution de l’objet, à surmonter ses propres blessures, apparentes ou cachées, et à accepter ses propres défauts. Il devient une métaphore de la résilience qui va aider l’individu à élever son âme par-delà les épreuves de la vie et à avancer sur le chemin de la renaissance.
Les flux du kintsugi 金継ぎ
Au XXIe siècle, l’engouement du grand public pour les traditions ancestrales et les techniques artisanales traditionnelles japonaises, le souci grandissant de la protection de l’environnement et des biens dans l’optique de privilégier la durabilité à la surconsommation, ont accru l’attrait des populations pour le kintsugi et sa philosophie.
La publication de guides pour débutants en kintsugi ainsi que la multiplication d’ateliers d’initiation et de kits de réparation en vente sur internet ont largement contribué à son développement.
L’« esprit kintsugi », assimilé à une thérapie, s’est étendu au monde médical du bien-être mental et du développement personnel.
Fort du succès rencontré, aussi bien en France qu’à l’étranger, le monde des affaires s’est emparé du phénomène en transposant la philosophie du kintsugi au domaine de l’entrepreneuriat pour proposer aux entreprises de tous secteurs de les aider à identifier leurs besoins, à diversifier leurs stratégies managériales et commerciales ou à résoudre les problèmes rencontrés en leur assurant des solutions à impact commercial, sociétal ou humain par le truchement du kintsugi.
Ce faisant, kintsugi devient également l’art de résoudre les problèmes dans le monde des affaires.
Issu d’une simple méthode de réparation de porcelaine créée il y a plus de 500 ans, le kintsugi, art ou philosophie, connaît un développement fulgurant dans de nombreux pays. Sa popularité sans cesse grandissante et la multiplication des domaines qui peuvent lui être rattachés font que l’or du kintsugi n’a pas fini de couler.
Sources : Tokyo National Museum, Wikipedia,